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La gourmandise : Fatema Hal
Le 20 d�cembre 2007
« Un homme qui dissimule ses origines est toujours trahi par son goût. Quand un immigré renie ses origines, la seule chose qui lui reste, c’est sa langue. La langue qui parle, la langue qui goûte. Et qui ainsi, forme lien ! Voilà pourquoi, à l’heure où la haine semble s’installer, il me paraît capital de raconter des histoires de cuisine. Au Maroc, durant les siècles où Juifs et musulmans ont vécu côte-à-côte, la cuisine a constamment créé de la parole et du lien. Je me souviens par exemple que, lors de la Pâque, notre voisine juive m’offrait du pain azyme. J’adorais tellement çà que je voulais ma mère m’en fasse! Il y avait aussi la dafina : ce ragoût racontait à lui seul le shabbat car on n’a pas besoin d’alimenter le feu pour le faire cuire, il mijote sous la braise et reste chaud pendant toute la durée du samedi, où les juifs doivent en principe s’abstenir de toucher au feu.
« Je milite donc pour la cuisine du lien. Entre juifs et musulmans, de toute façon, les ressemblances sont plus importantes que les différences. Nous partageons le même interdit sur le porc et nos rituels d’abattage de la viande sont très voisins. Du coup, quand un musulman ne trouve pas de viande hallal, il peut toujours consommer de la viande casher. Les divergences concernent le poisson : chez nous, pas d’interdit sur les poissons sans écailles. Et les juifs n’ont pas de tabou sur l’alcool.Malheureusement , pour les jeunes générations du Maghreb, le juif, autrefois considéré comme un voisin, a pris désormais la figure du soldat israélien qui tire sur le Palestinien. C’est ainsi que s’est imposée à moi la nécessité d’utiliser le moyen de la cuisine pour retrouver les liens qui nous unissent. J’ai commencé par me souvenir de ce que j’ai éprouvé quand j’ai découvert la France. La puissance des odeurs de sa cuisine me révulsait. Je me souviens d’un jour où je suis tombée sur un homme qui mangeait du fromage et du saucisson à l’ail en buvant un bock de bière. J’étais tellement dégoûtée que j’ai pris mes jambes à mon cou ! Puis j’ai compris que mon approche des goûts français était brouillée par les interdits de ma propre culture. Je les ai donc trangressés et, de tabou brisé en tabou brisé, j’ai fini par découvrir ce qui nous unissait. J’ai notamment compris que la cuisine sert d’abord à montrer qui on est. A signifier son appartenance à une communauté. Au couscous du vendredi chez les musulmans, correspond la dafina du samedi chez les juifs du Maroc, et le gigot du dimanche des bonnes familles françaises ! J’ai aussi remarqué que les plats identitaires sont souvent présentés de la même façon. A part le chou et le porc, qu’est-ce qui différencie la présentation de la choucroute et celle du couscous ? Enfin les recettes sont très souvent le résultat de voyages, de circulation de goûts. Si la dafina, née dans l’Espagne andalouse, a un sacré air de famille avec le cassoulet et la hergma marocaine, c’est qu’elle a suivi les tribulations des Juifs chassés par les catholiques d’Espagne. Elle a été interprétée à leur façon par les populations qu’ils ont rencontrées. Dernière preuve que la cuisine est le lien par excellence : à Barcelone, lors d’une réunion autour des cuisines de la Méditerranée, j’ai récemment rencontré des cuisiniers que tout opposait en matière politique: grecs, turcs, chypriotes, israéliens, tunisiens, marocains, libanais, espagnols… Mais nos échanges autour de la cuisine étaient si fervents que personne ne s’est engueulé. Et encore moins tapé dessus ! »

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