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Nathalie Dessay, la soprano au tempérament de feu
Le 20 d�cembre 2007

Ce n’est pas un bon jour. Sous les lunettes à monture noire piquetées de minuscules strass, l’anxiété noie le regard vert. Mais la fuite, connaît pas, Nathalie Dessay, brute de fonderie, choisit de dire les choses comme elles sont.: « Début de pharyngite. J’ai un rhume deux fois l’an, omme tout le monde. Seulement il a fallu que celui-là tombe au moment où j’ai de gros engagements. Je vais sans doute annuler. »
Pas d’effets grandiloquents façon Castafiore, rien que de la contrariété. Donc phrases brèves, mots comptés. A la limite de la sécheresse, n’étaient ces yeux immenses qui vous donnent tout. Et voient tout : « Je m’en fous que les gens crient :« Dessay a encore annulé ! » Ils seraient les premiers à hurler: « Elle devient mauvaise ! » si je chantais sans être en pleine possession de mes moyens. Je préfère annuler. La seule chose qui me passionne, c’est le travail bien fait. Ce qui me met en rage, en revanche, c’est le travail perdu. J’ai tellement répété… »
D’un coup d’œil furtif, je vérifie que la porte de l’hôtel ne va pas expédier sur son fauteuil tout ce que l’air froid et brouillasseux de cette mi-décembre compte de microbes, virus et autres petites cochonneries hivernales. Elle s’en aperçoit. Mais reste de marbre. Jupe et chemisier noirs des plus sobres, une fille sans chichis. Elle me planterait là pour s’engouffrer dans le métro, courir chercher ses gamins à l’école et remplir son frigo au premier Shopi venu ( ce qu’elle fait régulièrement, au demeurant, entre ses harassantes tournées et concerts, même si elle en a horreur) pas un pékin, entre les gondoles de lessive et les linéaires de yaourts, ne lèverait le premier début de cil sur sa fiévreuse petite silhouette de quadra débordée. Une maman-fourmi modèle standard, n’était le petit détail qui met la puce à l’oreille : ces bottines haut lacées sur des mollets de danseuse. Pas du tout taillées, ces pompes, pour le supermarché ni pour les couloirs du métro. Et puis cette façon d’habiter son corps : impatiente, trépignante. Dessay ne l’habite pas, d’ailleurs. Elle est ce corps. La passion qui filtre par tous les bouts. Et pas de frontière entre la tête qui gamberge non-stop, les bras et les jambes qui s’agitent, le visage qui ne recule pas devant la grimance, le poitrail et la gorge où loge ce don des dieux, sa voix. « Mais le corps…C’est la moindre des choses quand on a un passé de danseuse ! » , récuse-t-elle aussitôt avec ce mépris pour sa personne dont elle n’a jamais réussi à se défaire, en indécrottable perfectionniste qu’elle est. Pourtant c’est à ces lointaines années de danse, vécues comme un échec, que Natalie Dessay doit ce maintien impeccable, ces muscles affutés, constamment tétanisés, comme ses nerfs, par l’appel de l’excellence. Et même impitoyable exigence dans ses yeux magnifiques et inquiets. Alors même qu’elle vole de succès en succès : l’an passé, un disque d’or pour son CD « Le Miracle d’une voix », suivi d’un DVD de platine pour la captation filmée d’extraits ses plus grands rôles sur scène. Puis cette année, un nouveau CD d’airs d’opéras italiens qui caracole vers le même destin, tandis qu’à 42 ans passés, increvable, elle persiste à faire triompher son soprano léger sur toutes les scènes du monde, Vienne, Londres, Tokyo et, plus que tout, New York, où l’intraitable public du Met’, en septembre dernier, a ovationné son interprétation hallucinée de Lucia di Lammermoor — simultanément, des écrans géants diffusaient sur Times Square sa saisissante apparition en robe ensanglantée…
Mais jamais grisée, la Dessay. Et déjà un bail qu’elle est passée à autre chose. Le mouvement perpétuel. Elle ne s’est pas nichée dans son fauteuil que, nerveuses, ses bottines se mettent à trépigner. Son tempo intérieur. Je suis sûre qu’elle voudrait, toutes affaires cessantes, retourner tester sa voix. Il y a de quoi: en 2002, un an durant, elle a dû cesser de chanter à cause d’un pseudo-polype bizarrement scotché à une de ses cordes vocales. Dès l’annonce de sa première opération, concert de persiflages: bien fait pour la Dessay ! A force de tutoyer trop souvent les cimes de l’aigu, et de vivre la musique comme si elle faisait du parapente ou du saut à l’élastique, elle a trop tiré sur la corde vocale, et voilà, patatras, voix cassée, diva fracassée… Mal informés, les envieux : la petite excroissance au fond de sa gorge était, certes, un authentique pépin. Mais curable. Deux opérations, une cure de silence doublée d’une obligation de patience: quelques mois plus tard, la chanteuse était ressuscitée, au zénith de sa forme et soulevant comme avant, où qu’elle aille roucouler, des tempêtes d’enthousiasme: voix-cristal, pur diamant. Et increvable, décidément. Toujours habitée de cette phénoménale énergie physique qui inspire systématiquement aux critiques musicaux des métaphores sportives, « marathonienne des vocalises », « funambule des partitions », « puncheuse de l’opéra »… Si je devais leur emboîter le pas, je la verrais plutôt en surfeuse, en cette seconde où, posée comme par hasard au bord de ce fauteuil, elle n’a toujours pas l’air de savoir ce qu’elle va faire de la minute à venir. Une fille qui lancerait chaque matin sa planche sur l’océan du Temps, pour y chercher, en guise de vague, l’instant le plus intense, le plus enivrant. Dès qu’elle en trouve un, elle le prend. Puis vogue sur sa crête en virtuose, jusqu’à épuisement. Et si elle ne trouve rien, basta ! elle va voir ailleurs. Sans se retourner : pas de temps à perdre. En ce moment précis, à l’évidence, elle a d’autres chats à fouetter. Ceux qui lui titillent la gorge…
Mais ma façon de lorgner vers d’éventuels courants d’air l’a mise en alerte ; et, devineresse ultra-rapide, elle choisit illico de relativiser: « Bon, de toute façon, annuler, çà n’empêchera pas la terre de tourner. C’est la leçon que j’ai apprise quand j’ai dû arrêter de chanter. L’épreuve m’a forcée à retourner à la vraie vie. »
Et là, miracle : il a suffi qu’elle prononce les mots « vraie vie » pour que, sans préavis, elle commence à se lâcher. D’un seul coup, plus rien ne compte que la soif de vérité. Elle en pulvérise l’obsession de la pharyngite. Et le plus déroutant, c’est que cette femme-là, qui choisit brusquement de se livrer comme elle est, déjantée et super-loufoque, reste complètement raccord avec la quadra de tout-à-lheure, celle qui n’aurait pas paru déplacée dans une supérette. Et toujours aussi brute de fonte, la Dessay : « A 20 ans j’ai eu l’impression subite que personne ne m’écoutait. C’est comme çà que je me suis lancée dans le chant. Oui, pour çà, pour qu’on m’écoute !C’était le seul moyen ! Et maintenant, quand j’arrive sur scène, des salles entières se taisent …»
Là, pour le coup, c’est moi qui en reste sans voix. Surtout quand elle ajoute — je crois alors basculer dans l’univers d’Alice au Pays des merveilles — : « Surtout au Japon. Le silence, là-bas… Dans leurs salles de concert, même les mouches se taisent ! »
Elle rit. Mais seulement de l’œil. Au fond de son iris vert, brève lumière. Aussi aigue que son contre-mi. Une lueur qui dissipe comme par magie sa mélancolie. Mais vous avertit aussi qu’à défaut de mettre de l’eau dans son vin, cette fille-là, quand çà la prend, sait balancer dans la vie une sérieuse dose de déconnade… Je me risque donc à lui confier qu’elle me rappelle les créatures délicieusement à la masse qui peuplent l’univers de Lewis Caroll, aussi logiques et perfectionnistes dans la foldinguerie que les gens ordinaires dans leurs mesquines petites occupations. Oui, j’en suis sûre, elle aurait pu être petite sœur du Lapin Blanc ou l’organisatrice du Bal des Homards ; avec son goût de la provoc’, elle aurait été bien fichue de servir en pleine poire une bordée d’injures à cette sale garce de Reine coupeuse de têtes… Et si l’opéra, après tout, n’était qu’un thé chez les fous ? Un refuge pour les gens comme elle, pour qui la vie est constamment trop faible pour l’amour, trop infirme pour sa soif d’absolu ?
Dessay opine du chef. Froidement. Aussi grave que cette Alice qu’en effet, elle adore. Je commence à comprendre pourquoi elle est fan de Björk. Pourquoi aussi elle a pu jouer Zerbinette en maillot de bain, et voulu pour sa Reine de la Nuit des cheveux hérissés façon punk, et teints en rouge pétard. D’ailleurs maintenant qu’on parle de foldinguerie, elle en oublie sa pharyngite, parle plus fort: « J’ai toujours été décalée ! Quand les autres gamins ne fichaient rien à l’école, moi, je travaillais tellement que j’étais première de la classe ! Quand ils se sont mis à bosser pour passer leur bac, je me suis mise à glander ! Et au moment où les copines commençaient à s’intéresser aux garçons, je me suis découvert une passion subite pour les poupées Barbie. Mais au lieu de souffrir de ma différence, je la revendique! »
Monde à l’envers, sérieux dans la fantaisie, rigueur tout aussi implacable dans la fantaisie, on est bien chez Lewis Caroll. La légèreté en moins, tout de même : une rumeur tenace veut aussi qu’elle soit, disons, plutôt excessive…Le verbe toujours aussi dru, Natalie Dessay ne cherche pas à nier: « Oui, comme le dit mon mari, qui me le reproche, je suis une « toutourieniste » ! Je vois tout en blanc, ou tout en noir ! Il n’y a que dans le chant que j’arrive à pratiquer l’art de la nuance… »
Diva, alors, même si elle n’en porte pas le costume? J’ai dû passer la ligne jaune, je me prends dans la seconde une rafale de répliques à l’emporte-pièce. Mais dépourvues de la moindre méchanceté. Simplement le souci de la clarté, la hantise de la vérité : « Diva, j’exècre ! Je ne pense jamais en termes de séduction. Pas le temps…Oui, très étrange pour quelqu’un qui fait ce métier. En tout cas, si être une diva, c’est exercer son pouvoir sur les autres et en profiter pour écraser, très peu pour moi. Trop fatigant, en temps et en énergie. »
Puis, au moment où je m’y attends le moins, ralenti subtilement félin: « Je suis une paresseuse…» La voix s’arrondit, prolonge un poil les syllabes — on sent la chanteuse. « Je peux vivre de longues périodes sans rien faire…Je me trouve même tous les jours de longs moments où je ne fais absolument rien…Sauf errer de pièce en pièce en pensant à tout ce ce que je devrais faire et que je ne fais pas…»
Ca, pour le coup, je peine à l’imaginer. Façon inconsciente de préparer ses rôles, en s’abandonnant à la seule fluence du temps? « Je ne sais pas ». Manière de vérifier qu’elle est encore dans la vraie vie ? « Sans doute. » Méthode pour s’assurer qu’elle s’appartient encore, malgré son immense célébrité ? « Ah çà non !Pas du tout mon truc. Le travail,si. Voilà pourquoi je tiens à ces plages solitaires de paresse. Mon seul espace de liberté. Je glande totalement, absolument. Je caresse mes chats. »
Et au mot « chat » , voici qu’elle prend soudain feu et flamme. Elle en a trois, et ils sont seuls dotés du privilège de l’arracher au mouvement perpétuel. Mais eux aussi sont entrés dans le monde déjanté de Natalie Dessay, prénommés sitôt adoptés Nodule, Polype et Kyste, en forme d’exorcisme contre toutes les formes de pathologies susceptibles de s’attaquer aux cordes vocales. Intarissable, la chanteuse, dès qu’il s’agit de félins : « Un chat, çà vous force à vous arrêter, çà vous force à retourner dans la vraie vie… Les chats ont révolutionné la maison. A un moment ou à un autre, dans la maison, chacun, mon mari, mes enfants, moi, cesse de bouger pour caresser un des trois chats… Cà fait un bien… »
Puis silence. Ou plutôt soupir, comme on dit en solfège. Brève pause rêveuse sur la crête de l’instant, à mi-course entre cette sphère intime où manifestement, elle va puiser son énergie de fer, et les effrayants défis qui l’attendent sur scène. A commencer par cette maudite pharyngite, qui finit bien sûr par revenir sur le tapis. Mais cette fois sereinement. Comme si elle n’était plus là, mais chez elle, toute seule, à caresser son chat: « Oui, la vraie vie, c’est bien ce qu’il faut se dire…Mon mari, mes enfants…D’autant que le métier comme je le fais, c’est rien que de l’enfance, non ? J’ai cinq ans, et c’est la récré ! »

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