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La gourmandise : Jacques Le Divellec
Le 20 d�cembre 2007
Jacques Le Divellec a presque tout connu de la restauration française. Les immenses brasseries à 600 couverts de l’après-guerre, les salles à manger des villes d’eaux en fin de course, la table du Maréchal Juin, les en-cas servis en catimini dans les derniers bordels de luxe, puis, quand il devint consultant pour de grandes chaînes hôtelières, toutes les cuisines du monde : Inde, Chine, Proche-Orient,Afrique, Etats-Unis. Il a parcouru la gamme entière des répulsions et des goûts, sait tout des interdits alimentaires comme des raffinements ultimes de la gastronomie moderne. Expérience unique, qui explique pourquoi ce petit-fils d’une « Mère » qui servait des ragoûts à la marmite aux clochards des Halles régale depuis trente ans le Tout-Paris de la politique et des média. Et pourquoi il vient de publier, avec le père de la Morandais, un recueil de recettes qui tente de réconcilier autour de la nourriture juifs, musulmans et chrétiens.( A table avec Moïse, Jésus et Mahomet, éditions Solar )

Quelle est votre petite madeleine de Proust ?
Le ragoût d’os que faisait mijoter ma mère pendant la guerre. Un sommet de plaisir…
Et votre « anti-madeleine » ?
Tout ce qui est sucré.
C’est très rare!
Conditionnement familial : mon père était diabétique et faisait un régime. Mais enfant, je détestais tout autant le fromage. Et cà m’est resté. L’odeur du lait caillé, notamment, continue de me soulever le cœur.
Ca ne vous empêche pas de proposer du fromage à vos clients…
Oui, car la cuisine est d’abord affaire de tolérance. Je n’ai qu’un seul critère : la qualité du produit. Sur ce point, je suis intransigeant. Les fromages que je sers sont donc excellents.
Comment avez-vous développé votre goût ?
Lors de mon adolescence, en découvrant les sauces, pendant les stages de cuisine que j’ai effectués à Saint-Nectaire et à La Bourboule après le lycée hôtelier. J’ai tout particulièrement apprécié les sauces au vin. Elles sont d’origine auvergnate, et non lyonnaise, comme on le croit trop souvent. J’ai eu la chance qu’un chef me fasse assez confiance pour me les enseigner seul à seul.
L’art culinaire qu’on vous a appris proscrivait-il alors certaines associations de produits ou de saveurs ?
Oui, le sucré-salé. L’association des deux relevait de l’impensable. Mais quinze ans plus tard, en 1960, lors d’un voyage à Stockholm, j’ai découvert le saumon gravelax. L’équilibre très subtil entre le sel et le sucre de sa sauce m’a enthousiasmé. J’ai décidé de transgresser le tabou.
C’était vraiment un interdit ?
De nos jours, vous n’épaterez plus personne avec un sucré-salé. Mais il y a cinquante ans, çà choquait. Personne ne se serait risqué non plus à cuisiner des fruits, par exemple des figues ou des abricots, pour les servir avec une viande.
Qu’est-ce qui a familiarisé les Français avec ces associations?
La mondialisation.
Lorsque vous avez travaillé pour le Maréchal Juin, vous avez dû cuisiner pour l’Anglais Montgomery et l’Américain Eisenhower. Comment réagissaient-ils à vos plats ?
Très bien : ce qu’ils voulaient, c’était de la bonne, et de la vraie cuisine française ! Cependant, à la veille d’un Noël, Montgomery, sans doute nostalgique de son pays, est venu me demander de lui préparer une dinde à la menthe. Je n’y connaissais rien mais je me suis renseigné et je lui ai servi sa dinde dans les règles de l’art, avec bonne petite sa gelée à la menthe sucrée…
Les cassolettes de grenouilles étaient alors très répandus dans les grands restaurants. Ce plat qui dégoûtaient souvent les étrangers nous ont valu, chez les Anglais, le surnom de « froggies » , mangeurs de grenouilles. Nos plats d’escargots leur donnaient aussi des haut-le-coeur. Mais vous, qu’en pensez-vous? Etait-ce vraiment de la bonne cuisine ?
Absolument! Du temps où j’étais sous les ordres de Raymond Oliver au Grand Véfour, j’ai beaucoup cuisiné les grenouilles. En effet, elles ne sont plus de mode, mais j’estime que, sautées à l’ail et servies avec un beurre noisette, c’est un régal! Tout comme la cervelle d’agneau que j’ai préparé ensuite au La Pérouse pour Mme de Gaulle, qui en raffolait. Mais la principale révolution du goût n’est pas là. A l’époque, on servait en priorité des viandes. Ce qui a tout changé sur nos tables, c’est le déferlement du poisson.
Vous êtes considéré comme un virtuose de sa cuisson. C’est aussi lors de votre apprentissage, comme les sauces, que vous l’avez apprise?
Pas du tout ! Je l’ai découverte sur les rives de la mer de Chine…Comme les court-bouillon sans légumes, et la cuisson vapeur.
La mondialisation, toujours ?
Absolument!
Mais les Chinois sont encore plus célèbres pour leurs aliments qui nous donnent envie de vomir ! Ceux-là, vous ne les avez pas adoptes…
Non, mais comme je suis curieux, j’ai tout goûté ou presque…
Quoi, par exemple ?
Les œufs de mille ans, horribles, puants ! Le serpent, le sang de serpent,la cervelle de singe, les scarabées, les sauterelles en friture, les couilles de taureau, de mouton, de tortue…
Et alors ?
Rassurez-vous, je goûtais par curiosité, pas par goût ! Il n’y a que devant les gros vers que j’ai calé. Là, c’était vraiment trop !
Pourquoi, si le reste avait passé ?
La limite de ce que nous nous autorisons à manger n’obéit pas à des critères de goût. Elle est commandée par notre imagination. Tout est dans la tête ! Dans l’idée que nous nous faisons du produit… Et ces représentations varient selon les individus et les cultures. Par exemple, un jour, à la Nouvelle-Orléans, j’ai découvert la soupe de tortue. Un régal, comme le steak de tortue. Lui, aussi délicieux qu’une viande rouge ! Surtout quand on l’assaisonne au poivre local. Mais à la seule idée de manger de la tortue, certains de mes cuisiniers étaient révulsés. Je leur ai répondu : « Vous changerez quand vous aurez faim ! ».
Que vouliez-vous dire ?
Que c’est l’appétit, non la perversité humaine, qui doit commander à la consommation des aliments.
Votre restaurant parisien est fréquenté par nombre d’étrangers. Quelle est la répugnance la fréquente que vous rencontrez ?
Les huîtres. Mais j’arrive à leur en faire manger en les leur servant tout juste pochées : la seule idée qu’elles aient été cuites les rassure…Les Américains sont aussi très réticents devant les clams et les bulots. Pourtant un bulot, cà peut être succulent.
Vous êtes consultant en restauration pour de nombreuses chaînes hôtelières. Avez-vous observé des dégoûts plus universels ?
La viande de cheval. Mais généralement, c’est le fait de défenseurs de la cause animale. Encore une illustration du rôle de l’imaginaire quand nous sommes face à notre assiette !
L’imaginaire est aussi capital dans les rites religieux qui, dans nombre de civilisations, entourent les repas…
Oui, et ces rites, je les ai toujours respectés. Dans mes cuisines de New Delhi, conformément aux rites hindouistes et à l’obsession de la pureté de la caste supérieure, je faisais toujours en sorte que ce soient des bhramanes qui cuisinent. Autre cas : à Jérusalem, quand j’ai dirigé la table du Hilton, j’ai accepté de travailler avec un rabbin dans le dos et qu’il surveille si je ne mettais pas des produits non-cashers dans la nourriture…Et dès que je cassais un œuf et que je voyais qu’il était germé…direct à la poubelle !
Vous n’étiez jamais choqué ? Révolté ?
C’étaient les règles du jeu, je les respectais. Cela dit, sur le point des œufs, je trouvais que c’était du gaspillage et j’ai fini par les donner aux pâtissiers chargés de préparer des gâteaux pour les clients qui se fichaient de la nourriture casher…
Mais certaines recettes françaises s’accommodent très mal des règles cashers !
Cà oui ! Je me souviens par exemple des fraises à la chantilly. La première fois que j’ai proposé de mettre cette recette à la carte, mon rabbin a manqué d’avoir une attaque. « Vous savez bien qu’on ne mélange pas le lait à la cuisine ! » Je lui ai alors montré mes ingrédients: des fraises, du lait de coco et du glutamate comme liant. Parfaitement casher, puisque j’avais remplacé le lait par…du lait de coco ! Il s’est incliné. Cela dit, il m’est quand même arrivé de flamber des plats avec du cognac qui n’avait pas été béni par ses soins…
Drame ?
Il n’en a rien su. Et l’entorse était bénigne !
Vous êtes connu comme un très fort tempérament. Vous n’en avez pas eu assez, de temps en temps, de cuisiner avec un rabbin dans le dos ?
Cà, il m’en a fallu, de la patience! Un jour, il a voulu que je prolonge la cuisson de mon foie gras. J’ai mis le holà : « On ne va pas tout de même manger de la mélasse ! » Face à l’évidence, il a cédé. Car j’avais déjà gagné sa confiance. En dépit du cognac ! Dans le pire des cas, de toute façon, je savais discuter. Confiance et négociation, c’est comme çà qu’on a réussi à s’entendre. Du coup, le grand rabbin de Jérusalem m’a un jour invité à sa table. Un honneur exceptionnel !
Vous n’avez jamais pensé que ces rites étaient anachroniques ou absurdes ?
Jamais. Etre cuisinier, c’est être pragmatique, accepter les goûts, les choix et les façons des autres. Si un de mes commis protestait ou renâclait, je lui montrais la porte : « Si çà ne te plaît pas, tu pars! »
A Jérusalem, votre brigade comptait 3 juifs, un chrétien et 22 Palestiniens. Comment vous êtes-vous débrouillé pour qu’ils s’entendent en dépit de leurs goûts culinaires et de leurs interdits alimentaires parfois contradictoires?
Notre dénominateur commun a toujours été le métier. Le respect de la belle ouvrage. Qu’on cuisine à Jérusalem, New Delhi, Pékin ou Paris, la règle de base reste la même : le plaisir et le respect du client.

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