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Karl Zéro n'est pas à la rue
Le 08 novembre 2007
Le monde se serait-il transformé en dessin animé? Dans la pénombre du bar, je guette l’homme qui me fait face. Non, ce n’est pas un effet d’optique, je n’ai pas affaire à un héros de cartoon. Je suis devant un humain, un vrai. En chair et en os. Seulement Karl Zéro ressemble tellement à sa version-télé que j’en arrive à douter de ma santé mentale… Mais si, mais si, c’est lui, en 3 D, qui sirote face à moi une tisane de verveine, bien pépère, effet de contraste plutôt costaud avec son costume marine à rayures de politicard de la IVème République mâtiné de souteneur pour filles à dessous chics… Et le reste tout comme à l’écran : semi-calvitie nickel chrome, sévères montures noires de gynéco de province. On comprend qu’à présent exilé dans une lointaine province du PAF, il fasse fructifier en bon père de famille ce superbe capital-look. Séchement chassé de Canal + au printemps dernier pour des motifs jamais élucidés, il officie désormais chaque vendredi soir sur 13ème rue, toute petite chaîne du câble. Sans avoir rien changé à son genre de beauté. Là où d’autres auraient sombré dans la déprime, plié leur nombril en douze mille dans l’horreur de leurs nuits, puis consulté tout ce que Paris compte de gourous de la com’, Karl Zéro — ou peut-être l’avisé Marc Telenne qui sommeille sous son pseudo — a tranquillement arrêté : « Je reste comme je suis. » Toujours aussi solidement lunetté et costumé-rayé, il a retrouvé illico son vieux dada: le fait-divers. Avec un succès immédiat : les parents de la petite Maddie, la féérique enfant mystérieusement disparue dans un hôtel du Portugal, viennent de le sacrer « interlocuteur privilégié ». On ne résiste donc pas à la tentation de lui demander son avis sur la culpabilité éventuelle de la maman. Diagnostic instantané: « Comme coupable, je ne la sens pas ».
Karl Zéro s’est fugacement effleuré le nez. Serait-ce que, tel Maigret et Colombo, il travaille uniquement au blair ? « Je suis essentiellement un intuitif » confirme-t-il gentiment. « Et dans le traitement du fait-divers, la psychologie est primordiale. » Au moment de l’affaire Allègre, il avait donc le nez bouché ? Pourquoi diable, sur Canal +, avait-il donné la parole à ces ex-prostituées dont les témoignages contre Dominique Baudis se sont avérés bidon ? Karl Zéro étire à nouveau son doux sourire — décidément, il est difficile de faire sortir de ses gonds notre nouveau limier des horreurs et des crimes. Voix posée, débit serein, il vous met dans sa poche en moins de temps qu’il faut pour noter ses répliques : « Je voulais simplement savoir si ce que disaient ces femmes était vrai ou pas. Et je n’ai rien entrepris sans témoins, ni l’aval des dirigeants de Canal +. Oui, c’est vrai, j’ai été mis en examen. Mais au final, j’ai eu un non-lieu. » Tout de même, derrière ce front ultra-lisse, quel infernal petit démon le pousse à aller tripatouiller dans tout ce que notre bas-monde produit de sales affaires ? Le syndrôme Truman Capote ? Il approuve : « Je ne dis pas non ». Je lui rappelle que pour le célèbre écrivain américain, çà a sacrément mal fini: dépression, culpabilité, incapacité définitive à créer. Karl Zéro acquiesce encore, mais invoque, comme Capote, le droit de jouer avec le feu : « « Le fait-divers, c’est de l’humain, du romanesque à l’état brut. Et de toute façon, quand un journaliste met au jour des histoires, il ne peut que lui arriver des histoires… Je suis celui par qui le scandale arrive et je l’assume à 100%. C’est ce que les gens aiment en moi. Je suis tout sauf un homme de consensus. Tout sauf un animateur télé ! »
Mais il le paie cher, non, depuis qu’il est viré ? Ses prestations sur 13ème rue ne lui rapportent sûrement pas le même pactole qu’à Canal +…Comment maintient-il son joli train de vie, sa villa à Trouville, la Jaguar de ses années flambantes et tout le tintouin ? A nouveau, mimique féline : « C’est sûr, j’ai un peu de mal, j’arrive au bout de mes économies et ma Jag’ millésime 89 commence à fatiguer… Mais le hasard a fait que j’ai été lourdé de Canal+ au moment précis où j’ai reçu un César pour mon film sur Chirac. Donc j’en prépare deux autres. Un sur Bush, un sur Sarko. Celui-là, je vais l’appeler « Sarkophage ». C’est dire si je m’amuse ! »
En même temps qu’il me gourmande, Karl Zéro caresse son crâne lisse. Pour se rassurer de quoi ? De la peur de vieillir ? Ma suggestion, cette fois, lui arrache un grand rire :« Moi, c’est à 4 ans que j’ai été vieux ! Maintenant, je suis un enfant. Rigolo, curieux de tout, déconneur. Enfin ! A 46 ans ! J’ai toujours tout fait à l’envers ! ». En même temps que son rire, une pluie d’étincelles vient illuminer, derrière ses montures, ses yeux en noires boules de billard. L’espace de quelques secondes, l’illusion est parfaite : je me crois revenue, moi aussi, à l’âge des barboteuses et du bac à sable… Et c’est au moment où je ne m’y attends plus que Karl Zéro — enfin ! — choisit de baisser son masque de héros de dessin animé. En laissant affleurer, comme un cadeau qu’il me ferait, quelque chose qui serait bien de la mélancolie : « La vie n’est qu’un voyage…Mais la plupart des gens l’ont oublié… »

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