• Chapitre 1 “ DANS L’OEIL DE LA GAZELLE “( extrait )

    Des malheurs qui jalonnent l’histoire des humains ont régulièrement surgi des êtres d’exception qui transformèrent de fond en comble l’existence de leurs contemporains et des générations futures. Ainsi fut Djambo, il y a plus de cinq siècles, dans le Nord de l’Inde, entre le désert du Thar et les steppes du Rajasthan, ces terres arides qu’on appelle le Marwar et dont le nom raconte assez l’âpreté : « Pays de la Mort. » La folie des hommes venait d’y déclencher une des pires catastrophes qu’ait connues la région. Ce jeune et obscur paysan trouva la force de s’y opposer. Puis les moyens de se faire écouter. Pour les habitants du Marwar, sa parole fut une source. Au propre comme au figuré. Non seulement il les sauva de la soif et de la misère, mais il leur rendit aussi l’espoir. Au Pays de la Mort, alors, tout ressuscita.


  • Djambo était un homme modeste et pragmatique. Il n’a rien fait pour construire sa légende et sa fabuleuse aventure serait allée se perdre dans les sables de l’oubli si des conteurs ambulants, simples promeneurs de la mémoire et amoureux des mots, ne l’avait colportée de dune en dune, de steppe en steppe et même, dit-on, jusqu’aux contreforts des Himalayas. Dans la langue du désert, ces étranges et perpétuels voyageurs sont appelés les Charans – « Les Vagabonds ». On attribue leur science infinie de la vie à l’eau qu’ils vont boire entre deux existences à un fleuve souterrain, invisible à tout autre qu’eux.

    Il faut dire qu’au Pays de la Mort, l’eau a deux formes. La première, banalement, est celle qui tombe du ciel quand les saisons s’enchaînent selon l’ordre immémorial des choses, et qu’on recueille avec tant de soin dans les citernes et les étangs. Mais il en est une autre. Celle-là, l’inapparente, la secrète, c’est l’eau des souvenirs. Les habitants du Marwar y puisent de quoi supporter la vie malgré ce qui la rend si rude, les tourbillons de poussière, le vent usant, le soleil qui abrutit, qui tue.


  • Pour y avoir accès, ils ont besoin de sourciers de la mémoire. Ce sont précisément les Charans. Lorsque leur âme s’en va boire l’eau du fleuve invisible sous l’écorce rougeâtre du désert et des steppes, ils absorbent avec elle le secret de l’intelligence du monde. À cette rivière limpide autant qu’intarissable, ils doivent leur compréhension spontanée de leurs frères humains. Dès qu’ils s’y sont désaltérés, ils s’en trouvent régénérés. Alors ils se réincarnent et recommencent, comme dans leur existence précédente, à sillonner le Pays de la Mort jusque dans ses hameaux les plus reculés, pour enregistrer dans leur phénoménale mémoire les naissances, les mariages, les décès. Et tenir, s’ils savent lire et écrire, les registres de généalogie qu’on nomme les Livres des Lignées. Puis ils commentent les grands événements qui se sont déroulés sur les routes et dans les villes où vivent les Rathores, les seigneurs du pays. Enfin, moyennant le gîte, le couvert et quatre ou cinq piécettes, ils racontent aux villageois quelques-uns des récits dont ils se sont imprégnés lorsqu’ils ont bu l’eau du fleuve souterrain. Des centaines d’aventures, des milliers d’histoires. Autant d’expériences et de leçons qui éclairent la longue chaîne des générations. Comme disent les vieux du Marwar, eux aussi de grands experts en souvenirs : « Si l’on n’a pas bu l’Eau du Passé, si l’on n’est pas allé se désaltérer aux récits des Vieilles Epoques, on ne sait rien des hommes ni de la vie. »


  • Voilà pourquoi, au Pays de la Mort, dès qu’ils ont su qu’un garçon de Pipasar, un certain Djambo, avait des explications et des idées complètement neuves sur le monde, les dieux et toutes sortes de sujets – l’eau, bien sûr, la meilleure manière de l’épargner et de la conserver, la façon de constuire les puits, les citernes, les réservoirs, les barrages, les canaux d’irrigation ; mais aussi les femmes, les enfants, l’amour, le mariage, la médecine, l’alimentation, la couleur des vêtements, les arbres et leurs secrets, la santé des animaux, leur bien-être et jusqu’à des théories sur des plantes et des bestioles dont personne n’avait vu l’intérêt avant lui –, les Charans, aussitôt, furent sur le qui-vive. À des signes connus d’eux seuls, ils pressentirent en lui un de ces êtres qui transforment leur vie en histoire et leurs rêves, en destin. Du même coup, pendant des années, ils n’ont pas cessé de récolter, rassembler, répéter ce qu’on disait de lui. Djambo leur offrait une épopée comme ils les aimaient : épreuves sans fond et joies immenses, exaltation, douleur, ferveur, splendeur. Une quête tortueuse et exemplaire, un chemin initiatique essentiel puisqu’il conduisait à la justice. Djambo en avait donné une définition inédite : égalité entre les humains mais aussi équilibre dans les échanges entre les hommes et la Nature. En même temps qu’un récit extraordinaire, les Charans virent donc dans le parcours du petit gamin de Pipasar un miroir à tendre aux angoisses et au désespoir des générations à venir. La vie de Djambo, oui, une splendide rivière d’histoires, de quoi tenir les gens éveillés pendant des nuits et des nuits. Mais en plus, un océan de raisons pour continuer à croire en l’homme.
    *


  • D’après la plupart des récits, Djambo est né fin septembre 1451, l’année où les vieux se sont mis à gronder que le monde allait mourir. Deux étés qu’il n’avait pas plu. La sécheresse était maintenant bien installée. Fin juin, on avait espéré de gros orages. Mais pas la moindre averse, pas un nuage. Rien qu’une chaleur à crever. Et la lumière blanche qui allait avec. Qui calcinait tout. Qui rendait fou.

    C’est peut-être à cause d’elle que se sont descellées les bouches des vieux de Pipasar – d’ordinaire, ils étaient quasi-muets. Dès la mi-juillet, le moment où l’on a compris que, pour la troisième fois, on aurait une année sans pluie, ils ont retrouvé leur langue. Et marmonné en choeur le même couplet : « Il n’y aura bientôt plus d’eau sur terre, le monde ne sera plus qu’un tapis de cendres brûlantes. Hommes, bêtes, plantes, tout va y passer, tout va griller. Les dieux ne feront pas de quartier. »



    Chapitre V “ BINJI” ( Extrait )


    Les jours suivants, on tombe encore sur des puits souterrains. À chaque fois, on y trouve des voyageurs qui s’en reviennent de Bikaner. Et c’est le même récit ou presque. Ils ont tous visité le chantier du palais.


  • Et ils ne tarissent pas non plus d’éloges sur le bazar : « Si vous voyiez le souk à l’encens ! Et les échoppes des vendeurs de perles, les maisons des marchands de parfums ! » Ils évoquent enfin des marchandises en provenance de terres aux noms étranges, Afrique, Arabie.

    Un soir, c’est un cornac revenant de là-bas avec son éléphant qui leur parle de la ville. Pas du chantier, pour une fois. Mais du Rao. Il a assisté, cinq ans plus tôt, à la cérémonie de la fondation de la nouvelle citadelle. Et lui, c’est Bika qui l’a ébloui.

    – J’étais sur ma bête. Bika, je l’ai vu de très près, comme je vous vois. Couvert d’or, et cent fois plus splendide encore que son père ! De tous les Rathores, c’est le guerrier le plus extraordinaire… D’ailleurs d’ici trois mois, quand le palais sera terminé et qu’il en aura fini avec ses fêtes, il va foncer sur Jodhpur et attaquer ses treize frères. Et comme le jour de la fondation de son palais, il a fait enfouir dans le sable une Pierre-Entre-Toutes, il est sûr de les écraser. Et ensuite…

    Manroup l’arrête.

    – Une Pierre-Entre-Toutes, impossible.

    Les gens du Peuple des Chemins n’ont pas les moyens de s’offrir des pierres précieuses mais leur tribu est la seule, avec la caste des astrologues, à tout savoir de leurs secrets, de leurs vertus, de leurs maléfices, des rites dont il faut s’entourer avant de les porter. Djambo n’est donc pas surpris de la remarque de Manroup. En revanche, depuis des années, il ne croit plus à l’existence de la Pierre-Entre-Toutes. Une invention, pense-t-il, des Charans qui venaient à Pipasar ressusciter les Vieux Récits… Il dresse donc l’oreille, cette fois-là aussi. Oublie sa hantise de Binji.


  • – C’est impossible, reprend Manroup. Ou tu as dû te tromper, ou alors tu n’as pas bien vu.

    À sa grande surprise, le cornac ne se laisse pas démonter.

    – Je suis sûr de ce que je dis, la pierre était lisse, brillante, en forme de noyau. Et d’un gris triste, comme toutes les roches tombées du ciel.

    – Tu parles, les Raos, tous les mêmes ! Encore plus forts pour berner les gens que pour les trucider.

    – Puisque je te dis que j’ai vu la Pierre !

    – Est-ce qu’elle portait seulement les quatre signes indéchiffrables ?

    – Mais puisque que j’étais là, je te dis, à deux pas !

    – Alors c’était une copie.

    – Le peuple, tu peux le tromper, pas les dieux !

    Puis le cornac baisse la voix, comme si l’air, autour d’eux, s’était soudain peuplé de forces invisibles.


  • – Tu es du Peuple des Chemins, tu le sais bien, tout de même… Les Pierres-Entre-Toutes… C’est comme les diamants. Si tu te sers d’un faux, tu meurs dans l’année. Et Bika est toujours vivant !

    Manroup se tait. Son silence pèse de la plus lourde des mémoires, le Savoir des Pierres. Puis il finit par s’ébrouer, comme s’il sortait d’un long sommeil. Et il s’incline.

    – Si tu as bien vu, du haut de ton éléphant, et si Bika a enfoui, comme tu dis, une de ces pierres-là dans les fondations de sa citadelle, alors en effet, il écrasera son père et ses frères. Et même s’il ne les attaque pas, jusqu’à la fin de ses jours, il tiendra les Portes du Désert.

    De ce soir-là, lui aussi, Manroup changea du tout au tout. Aucun doute ne vint plus jamais le traverser. Il devint confiant, ardent, enthousiaste. Et de plus en plus pressé d’arriver à Bikaner. Comme Binji, Nathi, Chacha, il avait poussé la porte du rêve.
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    * *


    Si Djambo, de tout le voyage, fut le seul à garder la tête froide au sujet de cette cité fabuleuse qui était censée les attendre au bout de la route, c’est grâce à Binji : son Bikaner à lui, c’était elle. Elle ressemblait d’ailleurs à la ville : plus il s’en approchait, plus il avait l’impression qu’il ne l’atteindrait jamais. Pour autant, il fallait marcher et remarcher, du soir au matin.


  • Le souvenir qu’il a gardé de cette fin du voyage est celui d’une calcination sans fin. De loin en loin, sous la chaleur de plus en plus épaisse et brune, se dessinaient de vagues collines, la bouche d’un nouveau puits souterrain. Ou les taches blanches de quelques temples qui s’essayaient à égayer le néant terreux. Il trouvait les journées interminables. Et les nuits n’avaient plus jamais goût de mangue. Le pire, c’est qu’il n’y comprenait rien. De la vie, Sawant lui avait appris bien des choses, sauf l’existence de la passion. Le vieux n’avait pas cherché. Il savait qu’en la matière, les mots sont inutiles ; et que cette expérience-là ne se transmet pas. Ce chemin-là, Djambo devait le faire seul.

    Binji, jusqu’à son arrivée à Bikaner, fut donc à la fois son asphyxie et son souffle, sa soif et sa source. Il était persuadé qu’aucun humain, avant lui, n’avait jamais connu pareille souffrance, un malheur aussi absolu.

    « À cette époque-là de notre marche, s’est souvenu Djambo, il y a eu coup sur coup deux tempêtes de sable. Aucune idée de l’endroit où ça s’est passé ni de la façon dont on s’en est sortis. Le poussier, c’est en moi qu’il était. Au cœur de ces ténèbres, il ne m’est resté qu’une seule idée claire : l’amulette de la morte m’avait protégé. C’était elle qui m’avait permis de devenir Djambo. Maintenant que je l’avais donnée à Binji, je n’étais plus rien. Comme au début de ma vie. J’étais persuadé que le cercle de mon existence n’allait pas tarder à se refermer. »
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    * *


  • Les jours suivants, les étapes furent particulièrement dures. Plusieurs pistes venaient de rejoindre la route qu’empruntait la petite troupe. Ces chemins charriaient tous des ruisseaux d’errants qui, eux aussi, avaient entendu parler des fêtes. Bikaner, Bikaner, le nom était sur toutes les lèvres. Maintenant, on aurait dit une prière.

    On touchait à la fin juin. La nuit, la lune était très rouge. Et le ciel se refusait à lâcher son habituelle moisson d’étoiles. Le jour, la chaleur n’en finissait plus de monter. D’un bout à l’autre de la colonne de marcheurs, tout le monde s’est mis à prédire : « Sûr, il va pleuvoir ». Mais à voix basse. On avait peur de l’espoir.

    On avait raison. Rien n’est venu.

    Le paysage, en revanche, a encore changé. Fini le temps de la route droite, des étapes claires. La piste s’est mise à serpenter entre les dunes. Vers le milieu de l’après-midi, la poussière se concentrait au-dessus du chemin ; et au coucher du soleil, des nuées opaques et rôdeuses venaient asphyxier l’horizon. On dormait peu. On se réveillait bien avant l’aube, la bouche sèche, assoiffé, suffoquant. Plus on approchait de la ville, plus la foule se faisait dense autour des puits. Et quand on reprenait la marche, on n’avançait plus. En plus des buffles et des chariots, la route était maintenant encombrée d’interminables colonnes de chameaux et de dizaines d’éléphants déjà maquillés pour les fêtes. Il faisait tellement chaud que les pachydermes eux-mêmes peinaient sous leurs caparaçons de parade – des brocarts de soie, du velours rehaussé d’or. Tout le monde voulait admirer les bêtes, les toucher, les nourrir, les cajôler. Djambo vit des crève-la-faim courir leur enfourner dans la gueule leurs dernières galettes. Il pensa parfois les en empêcher. De peur d’essuyer les railleries de Binji et, pire encore, son grand rire ravageur, il n’en fit rien ; et ensuite, il s’en voulut pendant des heures. Quand il croisa des flagellants, des marcheurs qui s’en allaient vers la ville en se fouettant les cuisses et le dos d’une cravache aux lanières cloutées, il fut aussi tenté de leur emboîter le pas. Le plus éprouvant, cependant, resta cet horizon bas, de plus en plus étouffé au fil des jours par les nuées de poussière rouge. Et il eut beau chercher, au-delà de Binji, il ne vit jamais rien.


  • Un matin, le camp a été réveillé en sursaut par une chanson. Le vent s’était levé, il avait lavé le ciel. Et maintenant il apportait ce chant jusqu’au campement.

    L’homme qui psalmodiait la chanson ne pouvait être qu’un Charan, il en modulait l’air, comme les mots, avec un art consommé.

    « La nuit du désert est toute vêtue de soie

    Et sa robe fragile se déchire avec l’aube

    Mais ne crains pas ce corps qui se dévoile

    Avance du pas hardi du désir

    Devant toi, ce qui s’offre, c’est le rêve de la Cité de Bika »

    Sous les tentes, aussitôt, ils ont tous été debout. Et le même cri a fusé : « Bikaner ! Ça y est ! »

    C’est Chacha, dans la petite troupe, qui a été le plus rapide. Il a sauté sur ses pieds et s’est exclamé :

    – Plus qu’une demi-journée de route !

    À ce seul mot, Djambo s’est dressé et a jailli de la tente. Tout le monde fixait l’horizon et regardait surgir de l’aube le chapelet de coupoles dorées dont avaient parlé tous les voyageurs. Puis se sont lentement dessinés autour d’elles les toits bleus des kiosques qui couronnaient le palais. Là encore, les caravaniers et les marchands avaient dit vrai : ils semblaient suspendus dans les airs et la lumière rouge du matin donnait à leurs céramiques des reflets irréels. Cependant on ne rêvait pas. Un peu plus bas, les fenêtres du palais, leurs encorbellements, leurs moucharabiehs se détachaient avec une telle précision qu’on aurait pu les compter. Et le vent avait si bien nettoyé l’air qu’on distinguait jusqu’aux ciselures du bois où l’on avait sculpté leurs centaines de balcons. Mais c’était plus fort que tout, l’œil revenait toujours aux coupoles d’or. « On dirait des seins, s’est dit Djambo. Ceux de Binji. »


  • L’homme qui avait écrit ce poème les avait-il caressés ? La réponse était dans la question, il s’entendit aussitôt murmurer : « Oui, il a couché avec elle. Ou alors, c’est qu’il rêve de le faire. En tout cas, j’en suis sûr, c’est de Binji que parle cette chanson. »

    Et il se sentit plus faible, plus malheureux que jamais.

    Mais quelque chose de neuf devait aussi fermenter en lui, qui n’avait rien à voir avec Binji. L’instant d’après, comme chez les milliers de gens qui l’entouraient, la vue de ces coupoles a réveillé en lui un extraordinaire élan.

    La banale envie de vivre, la confiance en la force de ses muscles jeunes, la soif de nouveauté, le désir de voir le lendemain et tous les jours qui le suivraient. Enfin la certitude que l’avenir lui révélerait ses mystères en temps et en heure, qu’il devait le laisser travailler à son rythme.

    Sans le moindre effort, alors, il s’est mis à l’unisson de tous ceux qui, autour de lui, par troupes entières, secouaient leurs hardes, soulevaient leur baluchon et trouvaient encore le courage, affamés, déguenillés, épuisés qu’ils étaient, de mettre un pied devant l’autre.

    Et la chaleur, dans les heures qui suivirent, put calciner jusqu’à son ombre, il les imita. Marcha, marcha et remarcha, sans plus penser à Binji. En se répétant comme eux, à la façon d’une formule sacrée, jusqu’aux portes de la ville : « À Bikaner, quelque chose m’attend. »




  • Chapitre VI – “LA RIVIERE DE VENT” ( Extrait 1)


    Les événements qui suivent ont été relatés dans un texte dont on ne connaît l’existence que par des érudits tardifs, un amas de manuscrits disparates, parfois nommé « Les Annales du Désert », et qui fut l’œuvre de Charans anonymes postérieurs d’environ un siècle à l’épopée de Djambo, à une époque où ils furent assez nombreux à apprendre à lire et à écrire, ce qui leur valut la faveur croissante des Raos. Ces Charans, dans leurs palais, s’ennuyaient ferme. Ils n’avaient guère de quoi s’occuper, sinon composer à date fixe des poèmes à la gloire de leur maître et tenir la chronique des événements, grands et petits, qui se déroulaient à la cour. Ils devinrent très vite nostalgiques de leur existence d’antan, de la liberté nomade, de sa rude simplicité. Aussi, pour tromper le temps et les regrets, ils se mirent à composer des recueils de chansons sur les héros qui avaient peuplé le Pays de la Mort aux temps anciens. Parmi lesquels, bien entendu, Djambo.

    Ces Charans s’y prirent comme d’habitude, en mêlant habilement la réalité à la légende. Et en hommes qui estimaient que les mots ne valent, comme les fruits et les galettes, que s’ils sont partagés, ils voulurent faire connaître leurs écrits à leurs frères qui vivaient toujours sur les routes. Lors des grandes fêtes où ils se retrouvaient, généralement à l’occasion de foires ou de pèlerinages, ils leur en firent donc de longues lectures psalmodiées. Arrivés des quatre coins du Pays de la Mort, lettrés et illettrés les écoutaient à l’unisson, rassemblés par le respect quasi-religieux qu’ils avaient pour les histoires et, plus encore, pour leur beauté.


  • Ces longues nuits furent curieusement la chance des Annales du Désert. Un de ces Charans des palais en avait rassemblé les textes, puis entassé les manuscrits dans un coffre. Mais peu de temps après, à la suite d’une guerre entre deux Raos, ce coffre se perdit. Et rien à faire, les manuscrits restèrent introuvables. Ça ne désola personne : les humbles Charans des routes et des sentiers, depuis des lustres, avaient engrangé dans leur fabuleuse mémoire les chansons de leurs frères lettrés. Longtemps qu’ils les avaient incorporées à leur propre répertoire, longtemps qu’ils avaient commencé à les transmettre, comme tous les Charans depuis l’époque des Fondateurs, à leurs fils et aux fils de leurs fils. Les Annales du Désert survécurent donc, dispersées aux quatre vents du temps et de l’espace, comme une vieille harde en lambeaux.

    C’est ainsi qu’aujourd’hui, au Pays de la Mort, au détour d’un chemin, vous pouvez encore tomber sur un barde errant qui, entre deux légendes qui n’ont strictement rien à voir, vous dévide d’un seul trait le récit du séjour de Djambo à Bikaner, sa rencontre avec Udo, les intrigues de Binji et celles de Bika, enfin la tragédie qui s’ensuivit. Djambo entre alors dans votre vie exactement comme Udo tomba sur lui : vous vous demandez ce qui vous arrive, si c’est le destin, ou le hasard qui vous veut quelque chose. Ou les dieux qui vous mènent, à votre insu, par le bout du nez.
    *
    * *


  • Car à quelques instants près, l’après-midi où il le rencontre, Udo manque de rater Djambo. Au moment où la petite troupe pénètre dans le bazar de Bikaner, il sort, lui, de la maison où il vit depuis cinq ans : l’imposante demeure d’Inda, la plus riche marchande du bazar, une veuve qui vend des épices, des plantes médicinales, des huiles et des parfums. Quelques mois après sa disgrâce, celle-ci l’a convaincu qu’il ne regagnerait jamais les faveurs de Bika et lui a offert d’installer chez elle une petite salle de massage. Il vit maintenant sous son toit. Secrètement, il est aussi son amant.

    Udo, ce jour-là, est pressé. Il vient d’être prévenu qu’un caravanier qui achemine ici des poudres et des huiles et qu’il attend depuis trois mois vient d’arriver au marché. Cependant, il a à peine quitté la demeure d’Inda qu’un orage éclate au-dessus de Bikaner. Il est abasourdi : ça n’est pas arrivé depuis des années. Mais il n’a pas le temps de s’interroger. Presque aussitôt, il est noyé sous des trombes d’eau. Il rebrousse chemin en courant.

    Malheureusement, devant chez Inda, une énorme mare de boue a eu le temps de se former. Il est forcé de s’arrêter ; et au moment précis où il se demande comment il va s’en sortir avec les rafales de vent qui lui cinglent la face et le déluge qui l’a déjà trempé jusqu’aux os, il voit, à deux pas de lui, une jeune femme glisser dans la flaque de boue.

    Elle réussit à se rétablir. Puis lâche un cri suraigu. Ses compagnons – un jeune homme, un nain, une fillette et un gros homme voûté – volent à son secours. Elle pousse un second cri et tourne de l’œil. Avant qu’elle n’aille rouler dans la mare, le jeune homme a le temps de l’accueillir dans ses bras.


  • Udo, à son tour, se précipite. Un peu à l’aveuglette, il faut dire, car le déluge redouble. Puis, de façon tout aussi spontanée – c’est d’ailleurs ce cri quasiment réflexe qui lui fit longtemps croire qu’il avait été le jouet du destin –, il hurle au jeune homme :

    – Entrez, mettez-vous à l’abri, je suis masseur, je vais la soigner !

    Quelques instants plus tard, aidé des quatre inconnus, il réussit, non sans mal, à étendre la jeune femme dans sa chambre de massage, à l’arrière de la maison d’Inda. Il écarte d’un geste agacé la nuée de serviteurs qui se précipite pour l’aider – en plus de ses dix contremaîtres, la marchande entretient une petite quarantaine de domestiques. Puis il se penche au-dessus de la fille. Sa première pensée, c’est qu’elle a eu beaucoup de chance de s’être blessée devant chez lui à l’instant précis où il revenait sur ses pas. Ou alors, c’est un signe. Mais de quoi, il n’en a aucune idée. Et à la vérité, depuis qu’il vit ici, il n’attend plus grand’chose de l’avenir, en dehors de la tendresse d’Inda.



    Chapitre VI – “LA RIVIERE DE VENT” ( Extrait 2)


    C’est là que tout s’est décidé. Djambo n’a pas voulu leur abandonner les corps. Mais la plaine était nue. Pas un arbre, pas le moindre bois mort, rien qui permette de dresser un bûcher. Donc ça tombait sous le sens : s’il se refusait à laisser les cadavres aux vautours, il devait les enterrer.


  • C’est ce qu’il a fait. Sans un mot, il est allé les ensevelir dans le sable de la dune, exactement comme naguère, pour la gazelle et la femme au corps d’or. Mais cette fois, au vu et au su de tous. Et parfaitement conscient que, lorsqu’il redescendrait vers la caravane, personne ne voudrait s’approcher de lui. Car trois fois souillé. La première parce qu’il aurait manipulé des cadavres comme le dernier des Intouchables. La deuxième parce que ces morts étaient du Peuple des Chemins. La troisième parce qu’ils portaient les germes de l’épidémie.

    Et cependant, il n’a pas voulu les abandonner aux rapaces. Sur le moment, il n’a pas cherché à comprendre pourquoi. Il savait qu’il devait le faire, c’est tout.

    En bas de la dune, les autres n’étaient pas encore partis. Ils profitaient de la halte pour reprendre des forces, se partageaient des galettes. Ou, la tête rejetée en arrière, gobaient ce qu’il restait d’eau au fond de leur gourde. Djambo mourait de soif, il les a imités. Puis, au fond de la fosse qu’il venait de creuser dans la dune, il a poussé Manroup, avant de passer au cadavre du nain.

    Et ce fut la même scène que lorsqu’il avait enseveli la gazelle et l’inconnue au corps d’or : la main de Chacha a glissé sur la poitrine de Manroup, comme pour le rassurer, le protéger.


  • Djambo s’est alors demandé ce que lui voulait la mort, car c’était incroyable : jamais il ne s’était senti autant en vie. D’instinct, d’ailleurs, sans réfléchir, comme pour tout le reste, il s’est retourné pour chercher Binji. Il voulait l’étreindre, la toucher, sentir dans leurs mains jointes, comme avant, leur pouls à l’unisson. Et lui dire, surtout lui dire : « Regarde, j’ai enterré les tiens, je ne pouvais pas les laisser aux vautours, j’ai fait ça pour toi. »

    Au-dessus de lui, bien sûr, il n’a trouvé que le lit brûlant du vent, l’asphyxie des sables, l’air qui tremblait, le vide. Et c’est pourtant de ce vide-là qu’a surgi, subite et nue, la vérité qu’il attendait depuis si longtemps – depuis le jour, sans doute, où il avait refermé l’autre tombe, sur la dune de Pipasar. Il s’est mis à parler tout seul, plus besoin de Binji pour savoir qu’il existait, qui il était, ce qu’il voulait, si sa vie était là ou pas : « Non, je ne l’ai pas fait pour elle. Manroup et Chacha, je les ai enterrés parce qu’ils ont été des vivants, comme moi. Et parce qu’un jour, comme eux, je serai mort. C’est assez pour qu’ils soient les miens. »

    Et dans l’instant, le lien qui le ligotait à Binji s’est rompu. De lui-même, comme l’avait prédit Sawant. Sans qu’il ait besoin de se dire : « Elle m’a trahi » , ni d’imaginer son corps entre les bras de Bika, face aux peintures sorties du massacre des arbres. Il n’a même pas eu à conclure qu’il fallait bien qu’il renonce à elle maintenant qu’elle avait choisi d’entrer dans ce palais d’où jamais aucune femme ne sortait. Les choses se sont faites toutes seules, dans le soupir qu’il a eu quand il s’est retourné vers la fosse: « Voilà, Binji est partie et elle ne reviendra pas. C’est ainsi et c’est comme la mort. Rien à comprendre, rien à expliquer. »


  • Tout de même, comme il s’accroupissait sur le sable pour refermer la tranchée, quelque chose lui a soufflé qu’il avait connu deux Binji. Et il a malgré tout regretté la première, la fille des nuits au goût de mangue, la marcheuse intrépide qui écrasait les routes de son talon, la danseuse, l’enchanteresse. Mais que faire, une fois de plus ? Elle avait été vaincue par l’autre, la Binji qui riait trop fort, balançait les pigeons morts par-dessus la route comme des peaux de melon et se réveillait au beau milieu de la nuit, hagarde, en crachant de la terre qui n’existait pas.

    Les vautours se rapprochaient, il était grand temps d’en finir. Il a donc entrepris, à la hâte, de repousser le sable dans la fosse. Mais, sous l’effet d’un mouvement trop nerveux, une grande coulée, d’un coup, s’est effondrée dans le trou. Et là, aussi vite que le sable, et exactement de la même façon, en vrac, il a vu s’enfuir ses souvenirs au fond de la tranchée.

    Pas seulement Binji. Tout, absolument tout ce qui l’avait conduit dans cette steppe nue et sous ce ciel roussi de poussière où flottait comme un air de fin du monde. Ses aubes émerveillées et ses jours de cauchemar, l’époque où il s’était pris pour le roi des magiciens et les caillassages de ses frères à Pipasar, le matin où il avait noyé sa mère sous un seau d’eau bourbeuse et la nuit où pour la première fois, il avait arrondi sa main autour des seins de Binji. Et la route, l’interminable route, les errants qu’il avait côtoyés, les prêcheurs qu’il avait écoutés, les hivers où il avait grelotté, les plaines où il avait cru mourir de soif, les pèlerinages, les foires, les temples, les marchés, les coupoles d’or de Bikaner trouant les nuées de poussière, enfin toutes les terres qu’il avait traversées avant d’arriver ici, les blanches, les noires, les rouges, les rocailleuses, les ocrées, les salées. Il n’y a guère eu que ceux qu’il avait aimés, Sawant, Karma, à rester de ce côté-ci des choses. Mais là encore, leur mémoire n’a pas pesé plus lourd que le sable au creux de sa main. Tout ce qu’il en a gardé, en fin de compte, c’est le souvenir de leurs paroles et de leurs gestes.


  • Les vautours continuaient à l’épier. Il s’est pressé de tasser le sable. Puis il s’est relevé et a regagné la route. En simple passager de la vie, comme il se savait désormais. Convaincu qu’il n’était pas grand’ chose. Le simple maillon d’une chaîne de vivants. Mais qui était mortelle, elle aussi. Il suffisait de regarder la plaine à vif pour comprendre qu’elle allait se rompre.



    CHAPITRE VII L’ESPRIT DE LA DUNE ( Extrait )


    Udo n’a pas fait transcrire par écrit le contenu de ce prêche, le premier que fit Djambo. Il ne l’a pas jugé utile : ce discours s’était transmis comme un conte de Charan, de mémoire ; tout le monde le connaissait. Et ce, d’autant mieux que Djambo lui-même, jusqu’à la fin de sa vie, en avait constamment repris les images et les thèmes, tout en y ajoutant, au fil du temps, des développements inédits, de nouvelles variantes. À ce qu’on dit, ce fut quelque chose comme : « Et si nous tournions le dos aux vents qui viennent de la ville ? Ils ne sont pas seulement alourdis par la poussière du désert, mais asséchés par la soif de l’or. Le pouvoir nous méprise, il ne s’intéresse pas à nos âmes, il vit trop loin de nous. Et de toute façon, il nous transforme en esclaves, regardez d’ailleurs le tigre : il ne s’attaque qu’aux hommes courbés. Donc fuyons-le, rendons-nous maîtres de notre bref passage en ce monde. Recommençons, comme avant, à nous mettre à l’écoute du ciel, des animaux, des nuages, des arbres, des insectes, des serpents, des fleurs, des plantes. Et puisque la vie et l’eau sont les seules vérités qui tiennent, occupons-nous de la vie et de l’eau. »


  • Ce furent des mots très clairs, en somme. Très simples, à la portée de tout un chacun, des phrases limpides et fluides, la vérité lui coulait de la bouche sans le moindre arrangement ni ornement. « Si vous voulez de l’eau, dit Djambo ce soir-là pour la première fois, commencez par la chercher au fond de vous, soyez à vous-même une source. Et ensuite, rappelez-vous que la nature est un corps, un corps immense, dont nous ne sommes, nous, les humains, qu’une infime partie. Mais si petits soyons-nous, nous nous en sommes pris à ce corps et l’avons gravement blessé. Donc, à nous de le guérir. Non par une religion de plus, mais par une nouvelle façon de vivre, une humble façon. Car nous ne changerons le monde en grand que si nous commençons, misérables corpuscules que nous sommes, par le changer en tout petit. Et soyons patients, car le seul lieu des hommes, ce n’est ni leur champ ni leur village, ni leur ville, ni même leur pays. C’est le temps. »

    À partir du moment où il parla de la patience et du temps, dit aussi la tradition, Djambo se transfigura. Il sembla soudain allégé de sa chair, comme suspendu lui-même entre la fin et le début des choses. Puis ses mots, comme la Voie Lactée qui entamait sa dérive au-dessus de la dune, changèrent de cours. Il revint au cœur du réel et demanda : « Qu’est-ce qu’on va faire demain ? »

    Personne n’en avait la moindre idée. Il dit alors : « Je connais un pays, derrière une plaine de sel. Quand j’y suis passé, il y a quelques années, il n’y avait personne. Rien que trois ou quatre bosquets d’arbres, comme ici, et des sources, de loin en loin, qui ont un goût salé. Je suis sûr que l’épidémie n’est pas allée jusque là-bas. Dans ce coin-là, il n’y a pas de routes, rien que de vagues sentiers, et les caravaniers ne les prennent presque jamais. Là-bas, on pourrait essayer… »


  • Il n’en dit pas plus. Et l’on ignore comment s’est terminée la nuit. Tout ce qu’on sait, c’est que le lendemain matin, à l’aube, la petite colonne d’errants, derrière lui, prit la direction de l’est et se mit à chercher la terre cachée derrière la plaine de sel.



    CHAPITRE X “ La sève contre le sang” (Extrait )


    Amrita n’est pas sous les arbres qu’une gazelle accourt. Mais au lieu de s’arrêter pour chercher ses caresses comme tous les autres matins, la bête la dépasse à toute allure et s’enfuit vers la maison, puis vers les champs.

    Amrita sonde le sous-bois. D’autres animaux se précipitent. Plusieurs gazelles et, fait encore plus inhabituel, une grande antilope noire. Elles non plus ne s’arrêtent pas. Elles ne semblent même pas la voir.

    Puis de longs froissements d’ailes se font entendre. Amrita lève le nez. Et voit des paons s’envoler par dizaines pour se réfugier en haut des arbres. Enfin des aigrettes lâchent quelques petits cris. D’ordinaire, c’est pour annoncer une averse. Mais les pluies sont finies depuis deux semaines ; le ciel, entre les branches, est vierge de tout nuage et, comme toujours en septembre, d’un bleu extrêmement limpide.


  • Le regard d’Amrita revient donc au sous-bois. C’est là qu’elle se retrouve face à un inconnu.

    Elle ne remarque pas la troupe qui le suit. De l’homme, elle ne voit que le sabre. Dans l’instant, elle est sur ses pieds. Et son réflexe est immédiat.

    – Dehors ! Pas d’armes ici ! Tu es chez les Vingt-Neuf !

    Le Hakim a bien prévenu le capitaine : l’accent des Vingt-Neuf est rude, leur parler est émaillé de mots de la langue du désert et il aurait parfois du mal à comprendre ce qu’ils disent.

    C’est le cas. Pour autant, il a assez roulé sa bosse dans l’armée, assez pillé, assez tué pour voir tout de suite de quoi il retourne et prendre le taureau par les cornes. Il empoigne donc Amrita, la plaque contre un tronc et aboie :

    – Dégage toi-même ! On n’est pas venus pour chasser. On est là pour le bois.

    Puis il brandit sous son nez le parchemin frappé du sceau des Rathores. Mais contre toute attente, Amrita les repousse, lui et son parchemin. Et se campe devant lui.

    – Cette forêt est sacrée. Et elle m’appartient.


  • Comme la plupart des femmes Vingt-Neuf, Amrita Devi est une femme très robuste. Vigoureuse, solidement charpentée. Et il n’y a pas plus déterminé que le regard qu’elle vient de ficher sur celui du capitaine. Mais l’autre a recouvré ses esprits. De dessous sa cotte de mailles, il sort son sac de pièces puis saisit Amrita au col et la force à y fourrer le nez.

    – Elle est à toi, la forêt ? Eh bien, tu vois, je te l’achète !

    Amrita ne bronche pas. Mais elle tente à nouveau de se dégager de la poigne du capitaine. Il n’est pas pris de court, cette fois ; elle n’y parvient pas. Il change donc de ton et grince :

    – Tu prends l’argent et tu la boucles. Ou alors…

    Dans les branches, les paons redoublent de froissements d’ailes. Les aigrettes lâchent de nouveaux cris puis des dizaines de gazelles, suivies d’un troupeau d’antilopes, déboulent. De la même façon que tout-à-l’heure, elles filent entre les troncs sans s’arrêter, franchissent d’un bond le muret qui sépare la maison de la forêt puis courent vers les champs.

    Les trois filles d’Amrita sont toujours à l’arrière de la maison à balayer les cours. La subite irruption des animaux les déconcerte. Puis les alarme. Elles se ruent dans la cour de la cuisine puis s’arrêtent devant le petit muret qui entoure la maison et sondent la forêt.


  • Amrita n’est qu’à dix pas d’elles mais ne les voit pas. Elle est tout occupée à se dégager de la poigne du capitaine, qui vient de dégainer son sabre. Et elle se débat tant et si bien qu’elle parvient encore une fois à le repousser. Mais au lieu de s’enfuir, elle le défie. Elle s’enlace au tronc d’un arbre et hurle :

    – Un sac d’or ! Mais c’est bon marché, mon vieux ! Pas cher payé, ma vie contre celle d’un arbre !

    Une fois encore, Amrita a parlé dans la langue du désert. Le capitaine, pourtant, comprend parfaitement ce qu’elle vient de crier. C’est le geste qu’elle a eu, l’étreinte de l’arbre. On n’a pas besoin de leçons ni de Hakim ni d’être Vingt-Neuf, ni de quoi que soit pour comprendre ce qu’il signifie. D’instinct, tout le monde le sait. Il vient du fond des temps.
    *
    * *


    Sur le coup, les filles d’Amrita ne comprennent pas ce qui se passe. Ou plus exactement elles n’y croient pas. Nuit en plein jour, déjà. Pourquoi cette troupe de soldats sous les arbres, pourquoi ces sabres, pourquoi ces poignards et ces haches ? Et surtout pourquoi leur mère, effondrée sur le sol de la forêt, pourquoi sa tête, là, détachée de son corps ?

    La première à sortir de la sidération est l’aînée, Asi. Parce que la hache d’un des inconnus, maintenant, s’attaque au tronc du khejri auquel s’était enlacée sa mère.


  • Elle s’avance vers le capitaine. À quatorze ans, c’est déjà le portrait craché d’Amrita. Une fille très charpentée, elle aussi, très solidement plantée sur ses jambes. Mais elle est loin d’avoir la langue aussi bien pendue. Et il y a le choc. Elle réussit tout juste à lâcher :

    – Tu es fou !

    La réplique du capitaine ne se fait pas attendre.

    – C’est ta mère qui était folle. T’as pas entendu ce qu’elle a dit ? Ni ce qu’elle a fait…

    Il mime en ricanant l’étreinte de l’arbre. Asi, dans la seconde, trouve ses mots.

    – Ce qu’elle a fait, ah bon ! Eh bien, tu vas voir, je suis aussi folle qu’elle !

    De la maison de sa mère, parviennent des pleurs d’enfant. C’est le bébé qui s’est réveillé. Asi ne l’entend pas. Ses sœurs non plus. Elles viennent à leur tour d’entrer dans la forêt. Asi s’est enlacée à l’arbre.

    Elle est très belle, Asi. Tellement belle que le capitaine n’ose pas lever son sabre. La sale besogne, c’est un grand fier-à-bras, cette fois, qui s’en charge. À la hache.


  • Ratni et Bhagu sont jumelles, elles ont treize ans. Elles n’hésitent pas davantage que leur sœur. Ni que leur mère. Elles courent chacune s’enlacer à un arbre. Et le capitaine est bien obligé de commander qu’on leur réserve le même sort. Le fier-à-bras connaît parfaitement son affaire. Tout est expédié proprement, en quelques instants.

    Le bébé, dans la maison, est maintenant tout à fait réveillé, il se met à hurler. Nul ne l’entend : Ramo, au même moment, fait irruption dans la forêt. Il brandit la serpe dont il se sert lorsqu’il débite des planches dans les troncs des arbres morts de vieillesse.

    Il n’a rien vu, pour sa femme. Il n’a fait qu’entendre son cri mais il a parfaitement compris ce qu’elle a dit, comme son cousin Barjang et Chacha.

    Ils n’ont pas pu le retenir, quand il a pris la serpe. Il faut dire que c’est allé tellement vite. Comme dans la forêt. Les deux gamines sont mortes avant qu’on ait pu faire un geste.

    À ce moment-là, Ramo, un homme si pondéré d’habitude, si imprégné de l’Esprit de Djambo, a tout oublié de ses préceptes et de ses leçons. Il a fait ce qu’aucun Vingt-Neuf, sous aucun prétexte, ne doit faire : il a sauté à la gorge du capitaine.

    – Il faut aller prévenir les autres, a soufflé Barjang à son fils Chacha quand il l’a vu brandir la serpe.


  • Lui, Barjang, à ce moment-là, c’est très étrange, ce qui lui arrive. La même chose que pendant le jour de jeûne qui précède chaque nouvelle lune, quand il faut travailler du matin au soir dans les champs sans avoir rien dans le ventre : une partie de lui est là, au cœur de l’instant présent, c’est-à-dire de l’horreur pure. Et l’autre cherche à mettre le moindre de ses actes en accord avec les vingt-neuf principes. Tandis que Ramo tente d’égorger l’homme à la hache avec sa serpe, il retient son fils par l’épaule et précise :

    – Tu ne préviens pas seulement les gens de Khejarli, pas seulement ceux du coin. Tu te débrouilles pour envoyer un messager dans tous nos villages. Il faut que tout le monde vienne. Tout de suite.

    C’est au moment où Barjang finit sa phrase que l’homme à la hache parvient à renverser Ramo par terre. L’instant d’après, la tête de son cousin va rouler à côté de celle d’Amrita.
    *
    * *


    Les gazelles continuent à fuir la forêt. Elles sont si affolées qu’elles courent jusqu’au village. Là encore, les femmes sont les premières à les remarquer. « Elles viennent de chez Amrita Devi ! » s’écrie une vieille.

    Les autres, aussitôt, comprennent qu’il se passe quelque chose de très grave. Quoi, elles ne voient pas. Tout ce qu’elles savent, c’est qu’il faut prévenir les hommes. Elles ne font donc ni une ni deux et courent rameuter leurs maris, leurs pères, leurs frères, leurs fils, leurs cousins, leurs voisins.


  • Comme Ramo, ils sont occupés à sarcler et biner les champs. Un seul mot et ils lâchent leurs outils pour se précipiter dans la forêt.

    En chemin, ils tombent sur le fils de Barjang, Chacha. À phrases brèves – l’habituelle économie de mots des Vingt-Neuf – le jeune homme leur apprend ce qui est arrivé. Il leur annonce aussi que Barjang l’a chargé de répandre la nouvelle. La petite troupe est atterrée, puis quelqu’un prend la parole : « Nous allons former un arbre de messagers. Avec des branches et des branchettes. » Il n’a pas besoin d’en dire plus, tout le monde comprend qu’il s’agit de courir aux villages les plus proches, d’y recruter d’autres messagers qui vont eux-mêmes transmettre la nouvelle aux communautés voisines, et ainsi de suite jusqu’à ce que, par arborescence, en effet, on ait joint tous les Vingt-Neuf de la région. Un volontaire se désigne pour prendre la place de Chacha, qui préfère retourner au côté de son père. Le jeune homme se joint donc aux gens de Khejarli et s’engage avec eux dans le sentier qui mène à la forêt d’Amrita.

    Moins d’une heure plus tard, tous les habitants du village sont postés à l’orée de la forêt.
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Olivier de Kerssauson